La passion. S’il y avait bien une personne dans ce labo qui savait ce que ce mot voulait dire, c’était Jake. Parce que passionné, il l’était. De la science, bien entendu. Il avait donné sa vie à la science, au sens propre. Une passion qui dépassait toute raison, tout entendement logique. Une passion qui le poussait à dépenser énergie et temps sans compter. Une passion qui lui dicta, ce jour-là, de sortir pour aller récupérer l’échantillon de neige qui pourrait leur apporter tant et tant de réponses…

La tempête qui sévissait depuis deux jours s’était enfin calmée, et lorsque miss O’Connell l’avait annoncé, il avait immédiatement proposé de profiter de l’accalmie, avant que la tempête ne reprenne. Cassandra avait approuvé, naturellement. C’était une scientifique, tout comme lui. Elle savait aussi bien que lui ce que cet échantillon pourrait leur apporter, à tous. Et s’il n’avait pas fait cette proposition, c’était elle qui l’aurait faite, il en était sûr. Dans d’autres circonstances, il aurait adoré qu’elle l’accompagne dehors ; Après tout, c’était elle la scientifique de terrain. Mais il fallait préparer le labo à accueillir les échantillons, et c’était une tâche bien trop délicate pour que quelqu’un d’autre s’en occupe. Il fut donc décidé que Cassandra resterait à l’intérieur, pendant que lui sortirait, accompagné de quelques volontaires. Deux, en fait. Un jeune homme - Zephirin, lui semblait-il -, et une jeune femme, qui avait dit s’appeler Coraleen, si sa mémoire était bonne. C’était Cassandra qui aurait su mettre un prénom sur chaque visage sans la moindre hésitation. Lui, avait un peu plus de mal - à moins que ce ne soit un manque de volonté ?

Il ne sut pas vraiment ce qui motiva ses deux compagnons à le suivre, l’engouement des scientifiques n’ayant pas spécialement suscité de grand enthousiasme chez les autres, mais il se doutait que l’envie de sortir, de voir autre chose, y était sans doute pour quelque chose. Il ne fallait pas oublier qu’ils venaient de passer deux jours enfermés dans un laboratoire où ils mettaient les pieds peut-être pour la première fois ; il était compréhensible qu’ils se soient un peu lassés. Même pour Jake, pour qui ne pas quitter le labo pendant plusieurs jours était loin d’être une première, c’était difficile dans ces conditions inédites. Alors il les comprenait, et il était même surpris qu’il n’y ait pas d’autres volontaires, que personne d’autre ne veuille prendre l’air. Enfin… « Prendre l’air », tout était relatif, mais il était surpris, c’était indéniable. En même temps, ça n’était pas plus mal. Trois personnes, c’était bien assez pour récupérer l’échantillon dont ils avaient besoin. Et puis, n’oubliez pas : pour Jake, moins on est de fous… mieux il se sent.

Comme expédition périlleuse, on avait rarement vu pire. Malgré les couches de vêtements dans lesquelles il s’était enveloppé, Jake sentit le froid gagner chaque cellule de son corps quand il sortit par la fenêtre. Il se tut, cependant, se doutant que les deux autres étaient très certainement dans le même état. Ils devaient d’ailleurs le prendre pour un fou. Et ce n’était peut-être pas tout à fait faux… Avouons-le, c’était de la pure folie de sortir par un temps pareil, pour récupérer un échantillon de neige. Pour un non-scientifique, en tout cas, il ne pouvait en être autrement. Il fallait dire, aussi, que Jake n’avait pas vraiment pris le temps de leur expliquer exactement ce qu’il avait l’intention d’en faire. Mais il n’en avait pas eu le temps, non plus. Et encore moins, maintenant qu’ils étaient sortis. Ils n’avaient que quatre-vingt dix minutes, autant dire qu’ils n’avaient pas de temps à perdre en bavardages. Tous trois munis de tubes à essais, ils accomplirent leur tâche sans difficulté majeure. Pas au début, en tout cas…

Ils étaient dehors depuis presque une heure quand une nouvelle tempête de neige démarra. Ils avaient d’abord tenté de continuer, malgré tout, mais quand il fit trop froid, Jake fit signe aux deux autres de rentrer à l’intérieur. La dénommée Coraleen fut la première près de la fenêtre, et le scientifique se réjouissait déjà de pouvoir rentrer - comme les deux autres, supposait-il -, quand elle poussa un cri qui mit tous ses sens en alerte. Arrivé à son tour devant la fenêtre, il vit ce qu’on aurait pu appeler une catastrophe : La neige avait bloqué l’accès à la fenêtre, et ils étaient coincés dehors. Il ne restait plus qu’à savoir qui, de la neige ou du froid, aurait en premier raison d’eux… Mais penser qu’ils allaient rester là sans rien faire, c’était mal les connaître. Ou en tout cas, c’était mal connaître Jake. Il inspira un bon coup, et chercha le meilleur moyen de s’en sortir. En fait, il n’y en avait qu’un : creuser. Ça ne serait pas facile, il le savait parfaitement, mais ils devaient au moins essayer. Criant aussi fort qu’il put, il l’annonça à ceux qui étaient restés à l’intérieur, ne sachant pas vraiment s’ils l’avaient entendu, puis se mit au travail.

C’est dans l’urgence et le désespoir que les hommes accomplissent les plus grands exploits, dit-on. Jake espérait que c’était vrai - et surtout, que c’était suffisant -, à ce moment précis. Ils creusaient en silence, économisant leur énergie, et cela convenait parfaitement au scientifique, qui pouvait ainsi se concentrer entièrement sur ce qu’il faisait. Mais visiblement, ça ne semblait pas convenir à la jeune femme, qui brisa le silence, et se mit à parler presque sans s’arrêter. Fronçant les sourcils, Jake ne l’écouta que d’une oreille, et releva finalement la tête vers elle quand elle eut fini. Pourquoi disait-elle cela ? Pourquoi… Bon, d’accord, elle était nerveuse, et il était aisé de comprendre pourquoi. Mais ça n’était vraiment pas le moment de faire connaissance, ou de leur raconter sa vie… À moins qu’il ne s’agisse d’un geste désespéré, comme ceux qui parlaient pour faire passer le temps, dans l’attente d’une mort prochaine ? Mais ils n’allaient pas mourir, il refusait d’y croire. Et justement, y croire, c’était ce qu’elle devait faire, mais dans l’autre sens. Elle devait croire en leur survie, elle devait y croire très fort.

- Non, vous n’allez pas mourir. Vous allez vivre, et avoir tout le loisir de nous parler de votre frère… mais à l’intérieur.

Malgré toute l’énergie qu’il mettait dans ce qu’il faisait, sa voix ne tremblait pas, et c’était tant mieux, s‘il voulait être convaincant. Il lui lança un regard plein d’assurance, puis redoubla d’efforts. Il ne fallait pas qu’ils se laissent abattre. Surtout pas. Il jeta un œil en direction de Zéphirin, espérant que lui, au moins, était aussi confiant que lui. Parce qu’il ne se faisait pas d’illusions : Il pourrait dire ce qu‘il voulait, la jeune femme ne serait pas complètement rassurée tant qu’ils ne seraient pas à l’intérieur…
Complètement par hasard, son regard rencontra une tâche de marron, jurant avec la neige blanche qui l’entourait. Comme elle ne se trouvait pas loin du jeune homme, il attendit de croiser son regard, puis fit un signe de tête en direction de la forme qu’il avait vue.

- C’est pas une planche, là ?

Il y a des attitudes, des regards, des mots, des sons, qui vous mettent en alerte aussitôt qu’ils vous parviennent. Un geste, une oeillade sombre, un mot plus agressif qu’un autre, un bruit de verre... autant d’indices qui annoncent un danger, une situation de crise, et qui, pour le cas de Cassie, la font aussitôt réagir.

A cet instant-là, comme les autres qui étaient restés à l’intérieur pour préparer le laboratoire, elle était en effervescence. Cette accalmie était une aubaine, elle n’en avait pas douté une seule seconde depuis que Jade l’avait annoncée, et quand Jake, sans surprise pour elle, tout aussi passionnée de science que lui, avait annoncé qu’il leur fallait un échantillon de neige et programmé une expédition à l’extérieur, elle avait acquiescé. S’il ne l’avait pas proposé, elle l’aurait fait, mais elle se doutait bien qu’il ne pouvait pas ne pas y penser. Elle avait été plus surprise de ne voir que deux jeunes gens étrangers au laboratoire se proposer pour l’accompagner. Les autres scientifiques se montraient bien frileux, et si elle ne pouvait pas leur en vouloir d’être réticent à l’idée de braver les éléments déchaînés, leur manque de motivation la surprenait, bien qu’elle ne l’évoquât pas. Elle serait sortie, elle, si elle n’avait pas eu la charge de préparer leur retour, et conscience qu’ils étaient, Jake et elle, tous deux les leaders du laboratoire et ne pouvaient décemment pas sortir ensemble en laissant les autres seuls à l’intérieur, d’autant que la préparation de leur retour allait être tout aussi importante que les échantillons qu’ils allaient ramener. Elle n’aimait pas particulièrement le froid, mais ne l’avait pas en horreur non plus, en tout cas pas avant la catastrophe. De ses voyages, elle se souvenait de l’Alaska, de la Norvège ou à l’île islandaise, et le paysage à la fenêtre lui faisait penser aux plaines enneigées qu’elle avait traversées, les pointes des gratte-ciels rescapés en plus... Combien de fois s’était-elle demandé si d’autres refuges comme leur labo se trouvait dans une de ces pointes de béton et de métal, si d’autres new-yorkais y avaient trouvé refuge ou s’ils étaient les seuls à être saufs ?Elle n’en avait jamais parlé, cependant, ne souhaitant pas ajouter à l’inquiétude des autres ses propres craintes. Et c’est avec une pointe d’angoisse supplémentaire qu’elle les avait vus, Zephirin, Coraleen et Jake, traverser la fenêtre menant à l’extérieur où la neige avant enfin cessé de tomber, parés au mieux de leurs moyens contre le froid glacial qui régnait dehors, priant pour qu’ils reviennent sans encombre.

De son côté, elle demanda de l’aide pour la préparation du labo et obtint celle d’Euphrasie, Jade et Kristen, et si la tâche leur semblait fastidieuse – et elle l’était sûrement pour celles qui ne partageait pas leur passion de la science et qui devaient sans cesse lui demander quoi faire – elles s’en sortaient plutôt bien.

Jusqu’à ce cri et ce bruit de verre qui retentit aussitôt après. Instantanément, Cassie avait stoppé sa tâche et tourné la tête dans la direction d’où provenaient ces sons alarmants et un frisson lui parcourut l’échine comme elle commençait à s’y diriger, alors qu’Euphrasie venaient au devant d’elles. Les mots qu’elle venait de prononcer résonnaient à ses oreilles, tournant en boucle, mais elle ne voulait pas y croire. « Non, pas ça... » ne cessait-elle de se répéter. Avec une angoisse certaine, elle prit le chemin menant vers leur unique sortie, le coeur battant. Et lorsqu’elle y parvint, et ne put que constater que ce qu’elle craignait et que sa jeune camarade lui avait annoncé était bel et bien arrivé. Elle se figea un instant, le visage inexpressif, les yeux rivés sur la fenêtre obstruée par la neige. Et comme les autres, une question essentielle trottait dans ses pensées : que faire ? Elle n’était pas la seule interrogation, cependant, qui traversa son esprit, et l’inquiétude qu’elle avait ressentie en voyant les trois missionnaires sortir ne faisait que croître. La voix de Jake retentit alors, les assurant que tout allait bien pour le moment. Une tempête de neige avait commencé cependant, et le temps leur était compté.

- On t’entend, Jake ! On va essayer de trouver un moyen de vous aider d’ici...

Sauf que pour l’heure, elle ne voyait pas encore quoi, et le silence régna de nouveau. Cassie sentit son angoisse gagner un cran supplémentaire. Il fallait réagir, maintenant, mais quoi faire ? Jade s’était armée d’un balai, mais renonçait finalement à s’en servir, fort heureusement : anéantir leur protection contre le froid les condamnerait tous à terme. Et si ouvrir pour descendre le niveau de neige n’était pas forcément une mauvaise idée en soi, elle n’était pas certaine que la quantité de neige qui dévalerait de l’extérieur n’envahisse pas totalement la pièce, auquel cas ils étaient bon pour l’asphyxie et le gel. Pourtant, il leur fallait bien trouver quelque chose, et il était hors de question qu’elle reste là les bras croisés à attendre que Jake, Coraleen et Zephirin parviennent à creuser jusqu’à eux, ou, pire, qu’ils perdent espoir de les revoir revenir vivants, l’hypothermie ayant sans doute eu raison d’eux vu le temps passé à l’extérieur.

Sans un mot, elle regagna les bureaux et fouilla quelques instants jusqu’à en sortir – déterrer était le mot plus exact – les plans du laboratoire. Ils ne s’en étaient pas vraiment préoccupés jusque-là, comptant sur cette ouverture comme sortie, et plus focalisés sur la solution à ce problème climatique que sur ce qui lui semblait à cet instant pourtant évident : faire en sorte de ne pas être faits comme des rats. Armés de ces plans, elle revint auprès des trois jeunes femmes, et les tendit à Euphrasie.

- Ce sont les plans de cet étage, Jade, Euphrasie, essayez de voir si vous trouvez une autre issue. On n’a pas refait le tour de toutes les parties non immergées du laboratoire depuis la catastrophe, j’espère qu’il reste encore des accès, peut-être par ici, ou là.

Elle désigna les endroits auxquels elle songeait sur le plan et regarda les deux jeunes femmes s’éloigner. [Je suppose que parmi la morque, la pharmacie, la salle principale, le dortoir, la salle d'expérience, le salon d'exposition et les toilettes, doit bien y avoir quelques endroits avec une fenêtre, même si elles sont ptêt toutes obstruées...]

- Soyez prudentes, surtout.

Elles avaient l’air assez proches l’une de l’autre, les envoyer ensemble ne devrait pas trop poser de problème de cohabitation. La réserve de Kristen l’avait incitée à ne pas lui demander de se joindre à elles, même si elle était tout à fait compréhensible. Elle se tourna d’ailleurs vers la brunette.

- Kristen, je vais faire le point avec Jake sur la situation à l’extérieur. Si comme je l’espère, la situation n’est pas trop grave, selon la quantité de neige qui nous entoure, on pourra peut-être les aider en ouvrant la fenêtre et en laissant entrer une coulée de neige dans cette pièce. Par contre, il faudra qu’on sécurise les accès aux autres pièces. Je voudrais que tu te postes à la porte. Avec la pression, j’aurais sans doute à peine actionné le battant que la neige commencera à entrer. Restera à prier pour que je n’aie pas trop perdu au sprint... Il faudra que tu sois prête à refermer la porte au plus vite. Quoi qu’il arrive, il faudra que tu fermes cette porte avant que la neige ne l’atteigne.

Elle retira ses chaussures à talons, les déposa de l’autre côté de ladite porte et revint auprès de la fenêtre pour appeler à l’extérieur.

- Jake ! On va sécuriser les autres pièces, et on peut faire baisser le niveau en ouvrant la fenêtre, mais il faut que tu me dises si c’est possible ou non avec la quantité de neige qu’il y a de votre côté, que ça n’encombre pas la totalité de la pièce.

Non, elle n’était pas plus rassurée que ça, mais elle faisait son possible pour n’en rien laisser paraître, ni par la voix, ni sur son visage. Et il aurait fallu être juste à côté d’elle pour remarque le léger tremblement de ses mains. De toute façon, il était hors de question qu’elle laisse qui que ce soit d’autre prendre un tel risque, et surtout pas la brunette qu’elle avait ramassée juste avant qu’il ne soit trop tard : elle ne l’avait pas sauvée du déluge pour risquer de la voir engloutie sous la neige.